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Tribune: "Pour sortir du bourbier au Sahel, il est urgent de repenser notre stratégie » Général Bruno Clément-Bollée

"Si elle veut éviter de quitter un jour le Sahel sous la pression populaire, la France doit se livrer à une « complète remise en question » des modalités de sa présence et accepter de laisser la première place aux acteurs locaux, souligne le général Bruno Clément-Bollée, ancien directeur de la coopération de sécurité et de défense au Quai d’Orsay, dans une tribune au « Monde ». Pleure Djoliba, ils sont devenus fous ! Si les eaux du fleuve Niger, le mythique Djoliba des peuples riverains, pouvaient décrire le spectacle qu’elles contemplent aujourd’hui sur les terres sahéliennes qu’elles traversent, que de malheurs nous seraient contés. Au Sahel, égrener les dramatiques événements qui s’enchaînent – à l’exemple de la toute dernière attaque du poste d’Indelimane au Mali, au bilan humain effroyable –, et parallèlement constater le degré d’impuissance d’une communauté internationale pourtant massivement présente, est devenu, hélas, d’une désespérante banalité tant ces malheurs sont aujourd’hui la triste réalité du quotidien sahélien. Le constat est, il est vrai, sans appel. Au plan sécuritaire, la montée en force des djihadistes est une réalité qu’on ne peut plus nier. Aujourd’hui, ce sont eux qui, sur le terrain, ont l’initiative du moment, du lieu et de la forme des affrontements. Les forces nationales et internationales qui les combattent, pourtant en nombre, sont cantonnées dans une posture de réaction. Les communiqués officiels masquent mal la réalité d’une situation de terrain qui n’est plus maîtrisée. Or, perdre l’initiative est la pire chose qui soit pour une armée, c’est le début du doute, qui s’insinue sournoisement dans les têtes. Mais le pire est peut-être ailleurs. Le ras-le-bol des populations crève les yeux face au vide des Etats et à l’inefficacité de « l’action » internationale. Progressivement, l’incompréhension entre populations et dirigeants s’est installée. La décrédibilisation de la classe politique, jugée globalement irresponsable et corrompue, atteint des sommets. Conséquence : face à l’incurie d’un système sécuritaire censé les protéger, les communautés villageoises n’ont d’autres choix que de confier leur sort à des milices recrutées en leur sein, incontrôlées, surajoutant un problème à une situation déjà très compliquée. Sur le sujet du Sahel, la France a de quoi s’inquiéter. L’opération « Barkhane » semble dans l’impasse. Sa discrétion, son silence même, étonnent. La superbe de 2013 a laissé place à une morosité surprenante. Le malaise tient surtout à la perception locale de sa présence. Aujourd’hui, chaque événement dramatique est l’occasion de conspuer « Barkhane », qu’elle soit liée ou non à l’affaire en cours. La force est taxée d’inefficacité, d’inutilité, voire parfois même de complicité avec certains mouvements rebelles. A ce train, notre contingent ne sera-t-il pas obligé de quitter le théâtre un jour prochain sous une pression populaire et non sécuritaire, simplement parce que l’idée même de sa présence au Sahel sera devenue insupportable. Soyons clair, cela ne tient pas à l’incapacité des militaires français. Au contraire, tous les experts saluent leur performance quotidienne opérationnelle et logistique sur un théâtre notablement vaste et compliqué. Peu d’armées au monde peuvent en faire autant. Peut-être, ici ou là, des contacts locaux, justifiables au plan tactique, ont pu parfois troubler l’image de « Barkhane », mais voyons là surtout l’œuvre d’une instrumentalisation médiatique mal intentionnée. Là n’est pas le fond du problème. C’est plutôt du côté des stratèges que la machine paraît grippée. Mais où va-t-on au Sahel ? La question tourne en boucle dans les cabinets parisiens. Sur le sujet, autorités décisionnelles comme experts en charge des propositions stratégiques sont muets, comme tétanisés. On semble ne plus savoir quoi faire pour sortir du bourbier sahélien. Par pusillanimité, personne n’ose plus vraiment aborder la question. Sans mésestimer l’extrême complexité du théâtre sahélien et le temps qu’il faudra pour que la zone redevienne fréquentable, il faut enfin admettre que les seuls acteurs qui détiennent la solution au Sahel ne peuvent être que les pays qui le composent. C’est d’abord et surtout leur affaire. Dans ces conditions, l’intérêt partagé ne peut être que celui de leur réussite face à cet immense défi. Il n’y a pas d’autre choix. Une telle approche implique quatre exigences : faire confiance, donner les moyens, accompagner, faire preuve de patience. Faire confiance, d’abord, c’est accepter, sans ambiguïté, une approche qui n’est pas la nôtre, et c’est aussi jouer notre rôle dans la stratégie concoctée par le partenaire sahélien ; pas facile pour nous. Donner les moyens, ensuite, c’est mettre à niveau sur les plans politique, sécuritaire, économique et social les pays sahéliens ; vaste mais indispensable programme qui n’exclut pas une forme de contrôle conditionné. Accompagner, encore, c’est admettre l’évidence que, même alignés sur nos standards, les pays sahéliens ne pourront arriver seuls au succès et donc leur faire profiter sans aucune arrière-pensée de toute notre aide ; démarche d’humilité dont nous sommes peu coutumiers. Faire preuve de patience, enfin, c’est accepter un effort sur le temps long, car cela prendra beaucoup de temps, mais plus vite nous commencerons et plus vite ils y arriveront ; compliqué dans notre monde obsédé par l’immédiateté du résultat attendu. Accepter ces quatre exigences, c’est comprendre l’esprit dans lequel pourrait être déclinée cette nouvelle stratégie pour le Sahel. Reste à répondre après au « comment faire » ; pour cela, le terrain nous montre la voie. Décliner une nouvelle stratégie d’action

 
Politique, sécurité, développement, ces trois dimensions doivent servir de socle pour décliner une nouvelle stratégie d’action au Sahel.
 
Au plan politique, la corruption massive et l’incapacité des gouvernants peuvent être dénoncées énergiquement pour provoquer à l’échelon national un sursaut de révolte. Au Mali, la cellule anticorruption fait merveille et, déjà, quelques très hauts fonctionnaires, dénoncés publiquement, croupissent en prison. Au Tchad, le mouvement des Transformateurs montre qu’un système politique repensé est possible. L’impact de ces exemples montre qu’ils peuvent provoquer un changement de fond dans la classe politique. Une vigilance particulière et un soutien appuyé doivent donc leur être accordés, visant la corruption, la mal gouvernance, la gabegie et autres abus inadmissibles. Une dynamique irréversible peut ainsi être déclenchée, amenant à voir enfin les coupables payer lourdement et de nature à faire émerger une classe politique responsable.
 
Au plan sécuritaire, ne doutons pas un instant que les soldats maliens, burkinabés, nigériens, mauritaniens, tchadiens ne soient capables de monter à l’assaut, au risque de tomber les armes à la main, aussi dignement que les soldats français. C’est d’autant plus louable compte tenu des conditions dégradées dans lesquelles ils œuvrent. Aussi, aidons vraiment ceux dont nous devons admettre que ce sont eux qui, au final, doivent gagner le combat. Les aider vraiment en termes de formation, d’équipement, en projection, en soutien et selon des standards identiques aux nôtres, c’est le prix à payer. Les faire bénéficier de tous les renseignements que nous possédons sur la zone est indispensable. Au plan opérationnel, c’est une véritable une reconquête militaire de l’espace territorial que chaque armée sahélienne doit imaginer, progressive et coordonnée avec ses voisins et ses alliés. L’administration territoriale doit suivre le mouvement, reprendre sa place et son rôle. Et toutes les forces de la communauté internationale coordonnées, dans une posture d’accompagnement et non plus d’imposition, doivent se mettre à disposition des armées locales pour aider cette reconquête sahélienne. Là encore, ne rêvons pas, c’est le temps long qu’il faut viser.
 
Au plan économique aussi, il faut être imaginatif. La relance de l’activité par des acteurs privés d’envergure proposant aux gouvernants des initiatives concrètes peut créer une dynamique positive de nature à montrer la voie. C’est le sens de l’initiative du patronat malien avec les corridors de développement économique reliant les capitales du Sahel, projet immédiatement suivi par ses homologues des autres pays sahéliens. L’idée est donc d’utiliser à fond le levier économique pour faire bouger les lignes. Ce mouvement doit être accompagné d’avancées sociales indispensables. Des solutions existent déjà, sachons les repérer, comme cette start-up sénégalaise, Transvie, qui propose notamment une couverture sociale pour les petits métiers qui ne coûte rien à l’Etat.
 
Sans faire d’angélisme, une stratégie nouvelle commande que ce soit les pays sahéliens qui décident des projets, de leur nature, des bénéficiaires, et qu’ils soient aidés résolument, sans ambiguïté et sans arrière-pensée, ce qui n’exclut pas une forme de conditionnalité de l’aide accordée.
 
Au total, nous n’avons plus le choix aujourd’hui pour sortir du piège sahélien. Repensons notre présence, l’image qu’elle projette, comprenons la perception que peut en avoir l’homme du Sahel et tirons-en les conclusions. Sans déserter, acceptons de laisser la première place aux acteurs locaux et soutenons-les dans une posture d’accompagnement. Volonté et compétence existent chez nos partenaires, prêts à jouer leur rôle pour peu qu’ils trouvent pour s’exprimer un cadre d’action totalement redéfini et des alliés décidés. Ainsi, agissant tout aussi activement mais en deuxième rideau, nous éviterons d’avoir à quitter le théâtre précipitamment et dans la honte, sur pression populaire. Cela passe par une complète remise en question, en profondeur et dans la durée. Ne perdons pas de temps, c’est urgent.
 
Bruno Clément-Bollée (Ancien directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère des affaires étrangères)
 
Bruno Clément-Bollée est général de corps d’armée (2S), ancien commandant des Forces françaises dans la zone sud del’océan Indien (2005-2007), ancien commandant de la force Licorne en Côte d’Ivoire (2007-2008), ancien directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère des affaires étrangères (2010-2013). Comme conseiller à la présidence de la République ivoirienne (2013-2016), il a ensuite œuvré au programme de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) des ex-combattants dans ce pays. Il a, depuis, monté une société de conseil aux Etats africains en gestion de sortie de crise et renforcement de la stabilité.


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